jeudi 19 juillet 2012

JOUR 33 : LARRASOANA - UTERGA

33km - Temps de marche : 9h


"Will the wind ever remember,
The names he has blown in the past..."
Jimi Hendrix - "The wind cries Mary"


"Pamplona Church" - Photo Olivier - GoPro2

"CULTE"
Je l'observe du coin de l'oeil, discretement pour ne pas déranger son instant. Il doit avoir une soixantaine d'années, peut être francais, italien, allemand, je ne sais pas. Un peu à l'écart, il apparait et disparait furtivement depuis hier, comme une ombre timide entre les pèlerins. A 6h30 du matin nous sommes plusieurs devant le gîte, les yeux flétris par une nuit trop chaude, chacun affairé à ne rien oublier en partant. 
Lui il prend une photo d'une photo. Il la tient du bout des doigts, tâchant de la placer au mieux face à un petit monument au centre du village, où je me suis arrêté avec quelques autres pour la nuit. Il ajuste son appareil et tire cet étrange portrait figé sur papier glacé, comme il ferait une photo de famille en vacances, faisant poser femme ou enfants devant l'attraction locale. Je crois même deviner un murmure sur ses lèvres quand il remet l'image dans sa poche, au niveau du coeur. Plus une tendresse qu'une prière, ses mots se perdent dans le matin...



"Walls of Pamplona"


Cette photo il la tenait déjà hier quand je l'ai croisé pour la première fois quelque part entre mes deux premières étapes espagnoles. L'homme était arrêté sur le côté du chemin, debout mais visiblement éprouvé, presque vacillant. Sur le coup je me suis dit qu'il devait subir les affres du corps, entre essouflement, crampes et tendinite, mais je ne crois pas qu'il s'agissait de ces douleurs là. 
Il tenait cette même photo, les doigts serrés sur un coin de l'image sans l'abimer, avec un regard pudique et infiniment triste sur ce que je découvre en passant être le visage d'une jeune femme. Alors j'ai compris que ce bout de papier doit peser plus lourd que tous les sacs qu'il pourrait porter sur le dos...



Depuis, l'image de cet homme refait souvent surface dans mon esprit, quand la marche me prend et que je discute avec mes souvenirs. Je suis surpris de me découvrir infiniment touché par la pudique douleur d'un autre, moi qui jalouse mes propres pertes humaines  comme si j'étais le seul à pouvoir les comprendre. Je découvre avec le chemin que nous sommes de nombreux solitaires à ne pas nous y aventurer tout à fait seuls. Nous emmenons nos proches perdus avec nous, et c'est un des plus fort et intime point commun entre nous. Notre chair et notre sang qui, lorsqu'ils ne sont plus de ce monde, continue leur existence en nous. Par ce qu'ils ont fait de nous, par le plaisir de les avoir connu et la douleur de les avoir perdu, nous mettons ici un pas devant l'autre pour aller vers eux, pour les sentir à nouveau. Pour qu'ils voient à travers nos yeux ce chemin parcouru, qu'ils vivent à travers notre coeur une ultime fois notre longue aventure.

Alors nous apparaissons parfois au détour d'un virage dans notre solitude, marcheurs silencieux et concentrés, semblant perdus aux limites de ce monde qui n'appartient qu'à ceux qui vivent un peu pour celui ou celle, parent, enfant, ami, amour, qu'ils n'ont plus. 
La marche vers Santiago n'est pas un enterrement, et heureusement nous n'y passons pas les heures noyés dans les affres de nos pertes. Mais lorsque le moment s'y prête et que  l'horizon s'étend à l'infini, il est enfin temps d'inviter ces amours devenus éternels à passer un moment avec nous, le long de cette route qui nous offre l'intimité nécessaire au receuillement. 


"Always with you" - GoPro2
Pour cet homme et sa photo, pour moi et mes souvenirs, pour tous ceux qui emportent malgré le poid leurs blessures de l'âme, vivre si intensément un souvenir n'est pas triste. Bien au contraire, c'est un privilège rare et unique, c'est vivre pour nos disparus sur le chemin de Compostelle...

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