mardi 31 juillet 2012

JOUR 45 : CARRION - SAHAGUN

41km - Temps de marche : 8h15


"Santa Clara" Carrion - Selfpic - Canon G12

"There's definitely, definitely, definitely no logic to human behavior,
But yet so, yet so irresistible..."
Björk - "Human behavior"


"COMPORTEMENTS HUMAINS"
Je découvre un côté de la solitude troublant et interessant ces derniers jours. Depuis que l'idée de faire le pèlerinage de St Jacques est ancrée dans mon esprit je me suis toujours vu marcher en solitaire, satisfait d'avoir enfin le temps de savourer ma seule personne, avec ce qu'elle a de bon, de mauvais et d'inconnu. 
En arrivant au Puy en ce premier soir de Juin, je m'étais vite rendu compte que ce serait tout sauf une aventure en solo. Je me suis ouvert à l'idée des autres et j'ai découvert avec plaisir une vision de l'humanité bien différente du quotidien. 
Le pèlerinage créé des liens entre des gens qui ne se seraient probablement jamais adressés la parole en d'autres circonstances. Et s'ils l'avaient fait, ils n'auraient certainement pas eu des conversations telles qu'on peut les avoir avec de parfaits inconnus sur le chemin de Compostelle. Cette route se marche en commun, qu'on le veuille ou non, et elle nous lie intimement aux autres en stimulant un instinct social oublié, enfoui en chacun de nous dans la zone de l'imaginaire, muselé par nos réflexes défensifs de citadins.


"Rebecca, Ben & moi, Max au repos"
Selfpic - GoPro2
C'est comme ça que je me suis fait des amis, quelques jours après l'arrivée en Espagne. Deux amis d'aventure pour être plus précis, et des habitudes de "groupe" se sont installées entre nous depuis une semaine, au delà du réel plaisir de leur compagnie.
Elles me sautent aux yeux maintenant. Ces habitudes sont nées de choses particulièrement familières. Elles sont si humaines et rassurantes qu'elles s'installent d'elles-même, jour après jour, à notre insu. 


J'ai rencontré bien du monde déjà sur le chemin, des rencontres fortes, mais jamais je ne m'étais considéré "accompagné" comme c'est le cas ici.
Sans forcément marcher ensemble, nous avons malgré tout adopté le même rythme. Et le "Tu marches jusqu'où aujourd'hui?" s'est transformé en "On s'arrête où ce soir ?". En quelques jours, nous avons protégé notre "groupe" sans même nous en rendre compte en occupant des lits voisins, prévoyant les arrêts du soir, choisissant les restaurants ensemble et règlant nos heures de départ matinal simultanément.
"Protégé" est bien le mot. Une protection sociale de chacun liée à la survie du clan, car le Camino établi un étrange rapport entre ses marcheurs. De part leur nombre, chacun noyé au sein de la masse y perd son identité sociale. Alors nous cherchons spontanément à nous rassembler en groupe plus petit, vital à l'échelle individuelle, par intérêt ou par affinités. Ce phénomène est l'image à échelle réduite de la solitude chronique des grandes villes, et se ressent de manière beaucoup plus forte sur la partie espagnole que française.

"Santa Clara albergue pelegrinos" - GoPro2
Mais voilà, paradoxalement cette rassurante niche me gène car elle ne me permet plus d'être seul. Je marche seul certes, mais mes "amis" sont maintenant partie prenante de mon quotidien sur le chemin. Du coup mon "groupe" me vole cette instrospection si chère au voyage. Je ressens un manque de "me, myself and I". Je n'arrive plus à écrire, et je suis arrêté à la station-service de ma route intérieure depuis quelques jours.  
Et si je me noyais à nouveau dans la masse ? Pour l'expérience, pour me sentir perdu à nouveau et reprendre ainsi ma route. Si je les abandonnais, pour voir si ils me manquent... 

Hier matin à Carrion, sacs sur le dos, tous trois prêts à partir pour une nouvelle étape, je décide de quitter le groupe en restant ici pour la journée. Sur le chemin personne ne justifie d'aller plus ou moins vite. Un partenaire de route ne l'est que pour quelques heures, une soirée ou le temps d'une pause, rarement plus. C'est comme ça. Alors je les regarde partir sans un mot, en pensant avoir fait le bon choix. Même si déjà je sens cette étrange angoisse de ne plus avoir de personnes repères à mes côtés, ni pour aujourd'hui, ni pour ce soir, ni même peut être pour le reste du voyage. La sensation est instantanée, réelle, elle me procure un mélange étrange de liberté et de tristesse.

D'espoir aussi, car malgré moi une idée s'est installée durant cette journée, et là je crois que l'instinct humain passe au dessus de l'esprit d'analyse. L'espoir de les revoir. Et en reprenant la route ce matin je me suis rendu compte que cet espoir s'était ajouté aux ingrédients de ma détermination. Je ne marche pas plus vite, mais un peu plus loin. Je me convainc que ma moyenne kilometrique augmente par habitude, mais je sais qu'il y a un peu de cette autre chose. L'espoir prend forme dans les regards acérés que je jette à chaque groupe de marcheurs que je vois depuis, essayant d'y voir un visage familier. 

Je me demande si cet espoir de peut être les revoir ne me plait pas plus encore que de réellement les retrouver. Si l'espoir fait vivre alors parfois n'est-il pas mieux de continuer à l'entretenir plutôt que d'atteindre l'objectif dont il est le sujet ? 
Je marche toujours plus, chaque jour, seul, et l'espoir est toujours là. Il est bon, stimulant, vivant. Alors j'espère ne pas les revoir...

Buen Camino à Max et Rebecca...

"Ecluse espagnole" - GoPro2

samedi 28 juillet 2012

JOUR 42 : HORNILLOS - ITERO DE LA VEGA

32km - Temps de marche : 7h30


"...bitten by desire and despair, 
that leaves you stranded out, 
on the other side of town."
Calexico - "The Ride part II"

"Sun screen" - Selfpic - GoPro2

"PORTE DU SOLEIL"
Si on m'avait endormi puis déposé en ce début d'après midi au milieu du village sans indices, je n'aurai pas su dire si j'étais en Espagne ou dans quelque "pueblo" perdu au milieu du Mexique. Arrivé à 13h à Itero de la Vega, bled paumé entre Burgos et Carrion, après 32 bons kilomètres de marche, je cherche un souffle de vent en déambulant dans les ruelles désertes, ma journée dédiée au repos et à l'attente du départ le lendemain. J'aurais pu marcher plus, encore plus, quelques kilomètres seulement...


Le soleil écrasant rend l'air épais, vibrant de sa température presque intolérable à cette heure de l'après midi. Les routes transpirent leur macadam et au loin leur tracé  semble irréel tant les mirages de chaleur les rendent liquides. Pas un bruit, pas un mouvement. Tout est figé, plantes, hommes et animaux économisent le moindre effort en attendant les températures plus clémentes de la fin d'après-midi.
Depuis 3 jours le "Camino" me mène de hauts plateaux en hauts plateaux, à 800 mètres d'altitude, là où les cultures brûlent et la peau rougit en profondeur si on ne se garde de les exposer trop longtemps. Parti à 6h du matin je me suis faufilé entre les rayons destructeurs du soleil, et d'un pas rapide j'ai parcouru ces plateaux vides jusqu'à mon étape du jour. Et si la nuit d'hier nous a gratifiés d'un orage digne de ce nom, qui nous aura à tous valu de dormir à crédit, la pluie battante n'aura suffit à rendre boueux le chemin que jusqu'au petit matin. La chaleur seule maitre en ces lieux a vite fait d'évaporer cette humidité téméraire, dès le soleil en place sur l'horizon. 


"Prayer box" - San Anton - GoPro2

Paradoxalement c'est à ses moments les plus intenses que je préfère la chaleur espagnole. Alors que le chemin se vide de ses pèlerins à partir de midi, jusqu'à 16h en moyenne, j'en profite pour m'approprier le sentier, sa chaleur, sa solitude et son implacable exposition au soleil. Cette chaleur me stimule. Plus elle m'écrase, plus mon désir de marche se tranforme en désir de lutte. Comme un guerrier à la charge d'une bataille, l'adrénaline jugule la peur, le doute, la fatigue, et je prends la route comme un défi, les sens en éveil, le coeur bien au frais dans son carcan de détermination. 
Alors je coupe la notion du temps, ne restent que les pas, réguliers, mesurés, automatiques. 






Le soleil et moi avons appris le même language, et notre joute verbale ne cesse de s'affiner au fil des jours. Je sais qu'il me veut, mais il ne sait pas que sa force est la mienne. Alors j'avance plus loin comme pour toucher son disque d'or du bout des doigts et le laisser m'emporter plus avant sur mon chemin. Pour sentir le temps se figer autours de moi d'une torpeur inhumaine, j'avance contre la montre qui me conseille d'attendre à l'abri d'un carré d'ombre. Alors je rie de l'astre une fois pris au piège de son halo de lumière, et son humiliation ne fait qu'augmenter sa colère brulante. Peu m'importe, j'avance contre sa volonté, car seule la mienne compte pour aller au delà de sa puissance. Ni lui ni le temps endormi de l'après-midi n'arrêteront ma marche, ni aujourd'hui, ni demain.


Il est 13 heures à Itero de la Vega, j'ai gagné ma bataille. J'aurais en effet pu marcher plus, quelques kilomètres seulement. Mais demain je retourne au combat, alors que les deux camps prennent des forces durant la fraicheur de la nuit. 
Rendez vous demain matin mon cher ennemi...


"Wooden hope" - Photo Olivier - GoPro2


mardi 24 juillet 2012

JOUR 38 : NAJARA - SANTO DOMINGO

21km - Temps de marche : ne sais plus, trop fatigué !


"ALBERGUE"

90 personnes sur des lits superposés taille enfant, dans une salle communale en préfabriqué de 100m², cela annonce une nuit difficile. Et elle le fût... 


Sur le Camino Francès les infrastructures pour les pèlerins sont très nombreuses, et on ne dort jamais dehors. La plupart du temps on se rue en arrivant à l'étape sur le gite communal, mis à disposition par les mairies des villes et villages où passe le tracé. Le système est d'ailleurs le même en France, à échelle réduite. Pour une 20aine de lits maximum en France, certains "albergues de peregrinos" espagnol (nom masculin) stockent 50, 80, voir 160 personnes. Et les pèlerins n'ont pas de vacances, il en passe tous les jours. Alors forcément l'accueil est assez... spartiate.
Le principe ne me dérange pas, je me suis rendu compte que je peux maintenant dormir à peu près partout, si tant est que certaines conditions de tranquilité soient quand même réunies. J'ai même passé d'excellentes nuits à dormir par terre dans certains gîtes religieux ascètes. 


Or l'albergue d'hier était suffocant, bondé, 2 toilettes hommes sans verrou en état douteux, des douches à l'eau froide, un seul lavoir à main pour le linge de 90 pèlerins suants, des lits collés les uns aux autres (réellement), pas de climatisation donc pas d'air, juste 2 petites fenêtres ouvertes de part et d'autre du batiment par une nuit plombée d'une chaleur immobile. Sportif.


"Straight dots" - Canon G12

Dans ces conditions tout le monde se déteste. Ceux qui dorment ronflent, ceux qui ne dorment pas parlent, ceux qui ont mangé pêtent, ceux n'ont pas mangé tournent en rond, ceux qui aiment le confort râlent et ceux qui s'en foutent en rient. 
Avec le recul je me dit finalement et avec une pointe de cynisme que c'est une belle leçon d'humanité. Je reprend la route épuisé, après 2 heures de sommeil à peine, en me disant que plus jamais je ne mettrais les pied dans un "albergue" municipal. Pour le même prix et parfois moins, les privés et donativos sont bien meilleur accueil. La frontière est faible entre zoo et civilation, je préfère être du bon côté des barreaux...

"Relics" Sto Domingo de Calzada - Photo Olivier - GoPro2
Etape d'aujourd'hui : Santo domingo de Calzadas - voir flèche



dimanche 22 juillet 2012

JOUR 36 : TORRES DEL RIO - LOGRONOS

21km - Temps de marche : 4h30


"UN AUTRE CHEMIN"
Suis-je au bon endroit ? Voilà 1 semaine que je suis en espagne, sur la plus ancienne route religieuse et commerciale d'Europe, celle qui déplace les hommes depuis 10 siècles, aux tronçons classée patrimoine mondial de l'Unesco, et voilà que le doute m'attaque par là où je ne l'attendais pas... 
Ce doute est la conséquence d'un sentiment maintenant clair, irréfutable et inattendu : je n'aime pas le "Camino Francès", la partie espagnole du chemin. 

"A nice none" - PHoto Olivier - Canon G12
Les raisons se trouvent à plusieurs niveaux du périple :
-Tracé : à part quelques passages en forêt, le chemin est une bande de terre caillouteuse de largeur fixe, qui longe et parfois emprunte des dizaines de kilomètres de routes. Aucune sensation de vraie nature, c'est essentiellement urbain et agricole. Le tout est diablement monotone, sans surprise et usant tant pour les jambes que pour le moral. 
-Géographie : depuis 10 jours, je traverse des hauts plateaux tapissés de cultures de blé. Du blé, encore du blé, toujours du blé. A peine quelques montées/descentes, pas d'arbre ou peu. Certes il faut beau mais c'est plat, c'est droit, c'est chiant, et ça n'a pas l'air de vouloir changer.
-Gites : en 2 semaines, je suis tombé sur un seul gîte d'anciens pèlerins, qui recoivent avec le coeur. A part ça, des hotel-restaurants sans charme ou des auberges municipales douteuses que j'évite maintenant systématiquement. Même les accueils religieux font du "mass feeding" pour les pèlerins. Un comble, même chez les croyants l'accueil est sans âme. Entrez-dormez-sortez-suivant !
-Les pèlerins : les quoi ? Trop nombreux, trop perdus, trop râleurs, trop illuminés ou pas assez. Je juge et je ne devrais pas. Voyez, moi-même cette partie me rend trop râleur, trop perdu, trop illuminé ou pas assez.
-Alimentation : no comment, on est en espagne. On nous propose systématiquement le menu "Pèlerin", composé de trois plats au choix, tous les mêmes, et ce quel que soit le restaurant et la région. Je mange donc dans des restaurants hors "Camino". Et même là c'est très moyen et le service est souvent nul. Le midi rien d'autre que des sandwichs, on fait vite le tour. Au moins les toilettes sont toujours propres, c'est déjà ça !

Après ce portrait cinglant du "Camino Francès", on pourrait penser que m'arrête à des détails de confort, prétextes à ronchonner pour cacher une fatigue passagère ou un ras-le-bol absolu. C'est vrai que je ne suis pas en vacances là, je fait un pèlerinage et je devrais être plutôt content de trouver toute cette infrastructure le long de la route, ingrat que je suis.

Fontaine à vin (gratuit !) - Irache - GoPro2
Mais à vrai dire ce ne sont pas ces détails qui me font réagir comme ça. Je n'ai pas toujours bien mangé ni dormi en France, et le tracé peut aussi y avoir ses longueurs interminables. 
Non, ce qui transforme ces détails normalement sans importance en points noirs, c'est l'absence d'un ingrédient essentiel, à cause de laquelle le Camino prend un gout fade à mourir. Un ingrédient auquel les pèlerins qui expérimentent le tracé complet, à savoir depuis la France, deviennent accrocs tant ils s'en nourrissent avant l'Espagne. Cet ingrédient s'appelle l'âme. Le "Camino Francès" n'a pas d'âme. Ou peut être qu'il n'en a plus, je ne sais pas, mais il y fait autant froid dans le coeur qu'il fait chaud sous le soleil d'Espagne. 

Je ne parles pas ici de religion, la foi chrétienne a une place qui lui est propre et ceux qui l'entendent trouveront ce qu'ils cherchent. Les institutions religieuses sont bien présentes au fil des étapes, avec notamment les ordres cisterciens et franciscains qui accueillent parfois les pèlerins. Quand aux églises, cathédrales, abbayes et cloitres, ils sont d'une beauté et d'une authenticité rare. A ce titre on peut voir que l'église catholique espagnole dispose encore de richesses certaines, et que les oeuvres artistiques y sont nombreuses et préservées.  

Vianna - GoPro2
Non je parles de cette bulle de magie dans laquelle vous entrez depuis le Puy, et qui s'agrandit sans cesses au fil des journées de marche. Elle se remplit des rencontres qu'on y fait, de la chaleur des accueils, du plaisir de nuits rassurantes et de repas familiaux. Elle se remplit de cette marche hors du temps, sur des sentiers larges comme un cable de funambule, perchés ou encaissés, qui vous laissent parfois seul avec cette vibrante  sensation d'être en équilibre entre une perdition assurée et la découverte d'un trésor. Elle se remplit de ces attentions et de ces signes qui vous font sentir que ce pèlerinage n'est pas important que pour vous. Qu'il l'est aussi pour vos compagnons, pour ceux qui vous accueillent et pour ces milles ans d'histoire que vous perpetuez en marchant à votre tour. 

Et de la sensation d'être au bout du monde, d'être au bout de soi-même, nait cette lumière qui danse dans le regard des pèlerins des voies françaises. Le chemin par son début est profondément humain, et divinement cérébral. 

Alors que s'est-il passé ? Comment, et surtout pourquoi, un changement si radical est-il possible ? Est-ce moi qui ai placé la barre trop haut en partant ? 
Plusieurs fois j'ai entendu des pèlerins avouer le même désarroi une fois passée la frontière espagnole. Certains même ont arrêté et sont rentré chez eux sans se poser plus de questions, déçus par ce paradoxal manque d'humanité.
Pour ma part, une fois passé le "choc" des cultures les premiers jours, mon avis prend une nouvelle tournure et je commence à trouver interressant ce changement radical. Je lui donne même un sens plus important que je ne l'aurai pensé jusque là.
En fait, je m'en rend compte maintenant, le "Camino Francès", cet entonnoir final vers la tombe de Saint Jacques à Compostelle, n'est pas "moins bien" que la partie française. Non le Camino est juste différent. Il fonctionne autrement, et comme pour la voie du Puy il faut y trouver sa place et s'adapter à son monde. Inversement, les voies de France n'auraient d'aileurs pas de raison d'être si elles ne se joignaient pas au Camino. 

Alors certes je n'aime pas cette partie, elle ne satisfait ni mon imaginaire ni mon tempérament. Mais elle est tout aussi interressante par l'effort de volonté et d'humilité qu'il faut fournir pour y avancer. Se fondre dans la masse, se fondre dans l'histoire, et éprouver sa détermination pour encore grandir, comprendre et avancer. Une autre voie vers un chemin intérieur.
Alors j'embrasse autant ce "Camino" que son homologue français, justement parce que je ne l'aime pas. Je me plie à ses exigences, j'avance sur ses routes et mon apprentissage avance. Le chemin de France est un monde magique et préservé, celui d'Espagne est moderne et réel. Je vois clair maintenant : les deux se complètent parfaitement pour ne faire qu'un, alors mon exploration continue...

"Field of stones" - Photo Olivier - GoPro2

jeudi 19 juillet 2012

JOUR 33 : LARRASOANA - UTERGA

33km - Temps de marche : 9h


"Will the wind ever remember,
The names he has blown in the past..."
Jimi Hendrix - "The wind cries Mary"


"Pamplona Church" - Photo Olivier - GoPro2

"CULTE"
Je l'observe du coin de l'oeil, discretement pour ne pas déranger son instant. Il doit avoir une soixantaine d'années, peut être francais, italien, allemand, je ne sais pas. Un peu à l'écart, il apparait et disparait furtivement depuis hier, comme une ombre timide entre les pèlerins. A 6h30 du matin nous sommes plusieurs devant le gîte, les yeux flétris par une nuit trop chaude, chacun affairé à ne rien oublier en partant. 
Lui il prend une photo d'une photo. Il la tient du bout des doigts, tâchant de la placer au mieux face à un petit monument au centre du village, où je me suis arrêté avec quelques autres pour la nuit. Il ajuste son appareil et tire cet étrange portrait figé sur papier glacé, comme il ferait une photo de famille en vacances, faisant poser femme ou enfants devant l'attraction locale. Je crois même deviner un murmure sur ses lèvres quand il remet l'image dans sa poche, au niveau du coeur. Plus une tendresse qu'une prière, ses mots se perdent dans le matin...



"Walls of Pamplona"


Cette photo il la tenait déjà hier quand je l'ai croisé pour la première fois quelque part entre mes deux premières étapes espagnoles. L'homme était arrêté sur le côté du chemin, debout mais visiblement éprouvé, presque vacillant. Sur le coup je me suis dit qu'il devait subir les affres du corps, entre essouflement, crampes et tendinite, mais je ne crois pas qu'il s'agissait de ces douleurs là. 
Il tenait cette même photo, les doigts serrés sur un coin de l'image sans l'abimer, avec un regard pudique et infiniment triste sur ce que je découvre en passant être le visage d'une jeune femme. Alors j'ai compris que ce bout de papier doit peser plus lourd que tous les sacs qu'il pourrait porter sur le dos...



Depuis, l'image de cet homme refait souvent surface dans mon esprit, quand la marche me prend et que je discute avec mes souvenirs. Je suis surpris de me découvrir infiniment touché par la pudique douleur d'un autre, moi qui jalouse mes propres pertes humaines  comme si j'étais le seul à pouvoir les comprendre. Je découvre avec le chemin que nous sommes de nombreux solitaires à ne pas nous y aventurer tout à fait seuls. Nous emmenons nos proches perdus avec nous, et c'est un des plus fort et intime point commun entre nous. Notre chair et notre sang qui, lorsqu'ils ne sont plus de ce monde, continue leur existence en nous. Par ce qu'ils ont fait de nous, par le plaisir de les avoir connu et la douleur de les avoir perdu, nous mettons ici un pas devant l'autre pour aller vers eux, pour les sentir à nouveau. Pour qu'ils voient à travers nos yeux ce chemin parcouru, qu'ils vivent à travers notre coeur une ultime fois notre longue aventure.

Alors nous apparaissons parfois au détour d'un virage dans notre solitude, marcheurs silencieux et concentrés, semblant perdus aux limites de ce monde qui n'appartient qu'à ceux qui vivent un peu pour celui ou celle, parent, enfant, ami, amour, qu'ils n'ont plus. 
La marche vers Santiago n'est pas un enterrement, et heureusement nous n'y passons pas les heures noyés dans les affres de nos pertes. Mais lorsque le moment s'y prête et que  l'horizon s'étend à l'infini, il est enfin temps d'inviter ces amours devenus éternels à passer un moment avec nous, le long de cette route qui nous offre l'intimité nécessaire au receuillement. 


"Always with you" - GoPro2
Pour cet homme et sa photo, pour moi et mes souvenirs, pour tous ceux qui emportent malgré le poid leurs blessures de l'âme, vivre si intensément un souvenir n'est pas triste. Bien au contraire, c'est un privilège rare et unique, c'est vivre pour nos disparus sur le chemin de Compostelle...

mercredi 18 juillet 2012

JOUR 32 : RONCEVAUX - LARRASOANA

27km - Temps de marche : 7h


"Spanish waters" - Selfpic - GoPro2
"BUEN CAMINO"

L'Espagne. Cela fait bien longtemps que je n'y avais pas mis les pieds, environ 18 ans, mais son rythme et ses habitudes me reviennent vite. J'ai plaisir à entendre la langue à nouveau, à siroter un "café  con leche" en terrasse lors d'une pause, à voir l'humanité déserter les rues entre 13h et 17h pour la traditionnelle "siesta". 
Et l'Espagne, c'est sa foi chrétienne puissante, ancrée dans la culture du pays et l'imaginaire collectif de manière si forte qu'elle est composante indissociable du quotidien espagnol. Ici le moindre village est bâti autours d'une église, les traditions populaires sont teintées de religion, la culture et le rythme de vie sont encore établis selon le rite catholique, de manière immuable et inébranlable. Si en France nous avons réalisé une véritable séparation entre état et religion en nous tournant vers une laïcité absolue, tout ici est lié à la religion. Les églises et monuments religieux sont innombrables, tous importants jusque dans le moindre hameau, tous au centre de la vie rurale et citadine du pays. 
La religion est donc partie du quotidien des espagnols de toutes générations, une religion à fort impact social et culturel, largement ritualisée et pratiquée, à l'imagerie souvent morbide. Mais quelle histoire, quelle richesse artistique et architecturale. Peintures, sculptures, églises et cathédrales, les sens et les yeux sont sollicités de toute part. Croyant ou non, vivre le pays par sa foi est une expérience unique.


"To read or not to read?"

Le Camino Francès vers Santiago de Compostella, de part son rôle passé autant qu'actuel, est  d'une importance capitale pour la culture espagnole. Il est même au delà de la simple pratique de la foi. Ligne de front politique et commerciale historique, le chemin a servi de bien des manières les intérêts du pays. Récemment, depuis les années 80, l'énorme engouement européen et international pour le pèlerinage vers Santiago ne cesse d'augmenter, il est aujourd'hui l'enjeu d'une large infrastructure hotelière et commerciale, défendu par le pays et l'Union Européenne. A tel point d'ailleurs que mes premières impressions du "Camino" sont assez partagées, voir troublées. 




En effet je ressens depuis mon arrivée un mélange d'émerveillement, de part le nombre de marcheurs et la diversité des nationalités présentes sur la route, et d'amertume. 
Le "Camino Francès" semble en effet bien différent de la partie française, surtout car tout est clairement orienté vers une gestion presque industrielle des pèlerins. Ce n'est peut être qu'une impression laissée par mon passage à St Jean, mais j'espère ne pas ressentir une trop forte "commercialisation" du chemin, au risque d'y sentir moins de magie et de spiritualité que depuis mon départ... 
On verra, pour le moment je marche avec ce plaisir constant de la découverte. Et même si le chemin change de nature, cela multipliera les expériences et les sensations qu'il suscite. Alors je m'adapterai, et ma route n'en sera que plus riche...

"Buen Camino" - GoPro2


mardi 17 juillet 2012

JOUR 31 : ORISSON - RONCEVAUX

20km - Temps de marche : 4h



"Because sometimes the only path to take,
Is the hardest one to walk"
Champion - "Miles to go"



Réveil à 6h, pour parcourir mes derniers kilomètres en France. L'étape d'hier, en passant par St Jean Pied de Port, m'a menée jusqu'au dernier gîte côté français, Orisson, à une altitude de 800m. Je suis d'ailleurs plutôt content de ne pas m'être arrêté à St Jean. Bien que forte d'une histoire profonde et ancienne, la cité basque est aujourd'hui vendue au tourisme, les pèlerins se noyant dans l'absurdité des restau-touristes, magasin de "curiosités" made in China, vendeurs de bâtons de pèlerins pré-usés et autres souvenirs bidons. Tout ce qu'il pouvait rester d'authentique à cette place incontournable du pèlerinage semble évaporé. Vulgaire, décevant et sans intérêt. Bref, mieux valait monter la route et attaquer la montagne de front avant la fin de journée.


Une partie du passage des Pyrénées ayant été avalée hier, il faut aujourd'hui passer la chaine montagneuse par 1450 mètres d'altitude avant de redescendre sur Roncevaux, en Espagne. L'abbaye qui s'y trouve est une importante étape historique et religieuse, c'est le point de départ du "Camino Francès", la partie espagnole du chemin vers Santiago.


C'est étrange, depuis quelques jours l'approche de la frontière stimule ma détermination et j'accélère le pas, sans même tenter de freiner cette excitation. J'ai cumulé de grosses étapes, entre 30 et 35km par jour et parfois même plus, et sentir mes jambes remises des déboires des premières semaines est libérateur. Reste à gérer le mental jusque Roncevaux, en réponse à la lutte d'hier contre ma vieille phobie des hauteurs.
Alors je sangle mon sac sur le dos, je prends une bonne inspiration, et je reprend cette route qui serpente sur la montagne, vers un sommet que j'espère rapide à passer.

"Brightness" - Photo Olivier - Canon G12
Mes pas me menent progressivement vers les hauteurs, et je choisi de me noyer dans l'instant. Le stress arrive ? Bien, prends-le, embrasses-le et fais en le carburant de cette traversée. 
Au fur et à mesure que le vide se fait autours de moi, je me rend compte que ma phobie d'hier est là mais muselée tant mes sens sont sollicités. Entre la jouissance visuelle sur ce paysage immense et l'intensité de l'effort, je me délecte du moment. Je ne suis que sensations, si fébrile entre ciel et terre que je ne contrôle plus mes jambes qui passent en mode automatique. Les minutes disparaissent, ainsi que les distances que je parcoure d'un sommet à l'autre, d'un col enchainant un col par cette petite route isolée. Je croise quelques rares âmes, des paysans qui ne me remarques même pas tant ils sont habitués à voir passer les pèlerins chaque matin, avec leur sac, leurs efforts et leur lumière dans les yeux. Le temps est au beau fixe, et plus un nuage ne vient troubler la ligne erratique que les montagnes donnent à l'horizon, si  parfaite d'irrégularité.
Etre sur ces hauteurs pyrénéennes, si épurées sous l'énorme soleil matinal, donne un sens inexplicable à cette marche et à ces semaines passées sur la route. L'étape est importante, sans aucun doute. Elle est géographique, cérébrale, physique, spirituelle. Une fois l'effort accompli, je serai en Espagne pour la seconde moitié du périple.

"High road" Photo Olivier - GoPro2
4h plus tard, après une infernale descente sur un chemin de forêt à pic, je vois l'impressionnante abbaye de Roncevaux sortir de la forêt. Voici ma première étape espagnole, pleine de promesses et de nouveautés. Entre exaltation, fatigue et satisfaction, je prends place dans la ligne des demandeurs de lits à l'accueil des pèlerins. Les proportions changent déjà drastiquement, avec plus de 160 lits disponibles dans l'abbaye. Le lieu est un savant mélange de tradition et de "logistique de stockage" moderne pour les pèlerins, la machine semble bien rodée. 
Je me mélange donc à la population pérégrine, qui s'étoffe dorénavant de multiples nationalités. Les visages sont nombreux, tous inconnus, je suis seul, perdu à nouveaux, et j'y prends un immense plaisir. Le soir, messe et bénédiction des pèlerins en espagnol, l'immersion est totale. Alors avec l'espagne et sa tradition historique du "Camino Francès" face à moi, le voyage prends certainement un nouveau visage...

"Roncevalles altar" Photo Olivier - GoPro2
Me voici à Roncevaux - voir la flèche

lundi 16 juillet 2012

JOUR 30 : LARCEVAUX - ORISSON

24km - Temps de marche : 8h (2h d'arrêt à StJean Pied de Port)



"Don't think about all these things you fear,
Just be glad to be here..."
FC Kahuna - "Haylig"



"ECHEC ET MAT"
La revoilà, cette main puissante qui me serre les tripes, pose une brique dans le ventre et rend le terrain autours de moi glissant, irrégulier, vertigineux. Elle tient aussi mon cerveau entre ses griffes acérées, et je ne peux qu'occuper mes pensées pour qu'elles ne cèdent pas elles aussi à la panique. 


Depuis St Jean Pied de Port la route grimpe à flanc de montagne sans discontinuer, et plus j'avance plus elle se vide de repères fixes. Plus de maisons, plus d'arbres, plus de barrières. Ne restent que la route, la montagne, le ciel, le vide et moi. Une sensation d'espace trop grand vient me mettre la sueur aux mains, et un stress qui me donne l'étrange sensation d'être attiré vers ces vides, en haut, sur les côtés. 


"Beautyful road" - Vers Orisson - GoPro2

"1, 2, 3, 4..." je compte chaque pas pour donner un garde fou à mon esprit, quelque chose de tangible auquel s'accrocher durant la montée. Ca fonctionne mais pour combien de temps ? Garder le contrôle n'est pas garanti, et cette discipline demande beaucoup de concentration, la fatigue guette. L'esprit cherche à justifier son stress, il pense vite, force les garde-fous. "Je suis haut, je suis loin, la pente est un vide, tout est trop grand...", c'est une étrange sensation de céder à la panique. La sensation de n'être plus maitre de ses pensées, de ne plus avoir d'emprise naturelle sur soi. C'est l'impression vivace que les phrases se révoltent et cherchent à faire passer le capitaine du navire par dessus bord. Je crois qu'on ne peut pas avoir un aperçu plus proche et réel de la folie que lorsqu'on panique, car l'esprit se perd brutalement dans l'irrationnel.


Je suis phobique des hauteurs, de manière irrégulière et difficile à prévoir. Parfois je le suis, parfois non. Une forme d'agoraphobie difficile à cerner, liée aux grands espaces et à l'altitude. En général je la sens venir, et depuis 1 jours ou 2 je me sentais malgré moi anticiper mon état phobique pour le passage des Pyrénées, car je stressais sans raison apparente de jour comme de nuit. 
Alors la montée déjà raide physiquement devient d'une brutalité infernale quand l'esprit ne veut pas jouer le jeu. De 150m on passe à 800m en à peine 5km, et bien que ces altitudes soient basses, sur cette partie des Pyrénées les flancs sont vides de végétation, ce qui augmente l'impression de vide. La sensation globale d'espace trop grand ronge ma raison et accelère mon rythme cardio-vasculaire. Ma perception des distances devient folle et mes repères d'équilibre disparaissent. Le vertige, irrationnel, traitre, aveuglant, s'invite à la fête et ruine un peu le plaisir tranquille d'un après-midi en montagne.

"High Up" - Orisson - GoPro2
Mais pourtant je marche et je grimpe. Chaque pas vers le haut est une épreuve psychologique, comme un combat d'échec entre deux protagonistes aux stratégies bien rôdées. Je garde l'oeil fixé sur mon chemin, l'esprit concentré sur les chiffres. Les mètres parcourus m'éloignent du bas rassurant, mais je dois lutter et passer outre la phobie, car elle se base sur un danger absent. Alors j'embrasse même la sensation, j'en tire la détermination d'aller au bout de mon étape. Je suis là pour ça, pour me confronter à cette peur irrationnelle d'un danger fictif, qui n'existe que dans mon imaginaire.
L'esprit tremblant mais victorieux, galvanisé par ce refus de capituler, par cette reprise de contrôle sur mes sens, j'arrive enfin au gîte d'Orisson, et l'approche du repos enterre définitivement la panique. Arrivé et satisfait, je m'installe serein à la terrasse panoramique et je profites enfin de la vue exceptionnelle sur cette chaine sauvage et sans fin qui s'offre à moi. Dernière soirée française, demain je suis en Espagne. 

Je suis parti il y a quatre lundi, c'était le 18 juin, cela fait 1 mois aujourd'hui. Déjà. Me voici rendu à la moitié de mon aventure...

"Candle woods" - SJPdP - GoPro2



samedi 14 juillet 2012

NORMAN

"Angel came down from heaven yesterday,
She stayed with me just long enough to rescue me..."
Jimi Hendrix - "Angel"

Je pensais avoir compris bien des choses et donné bien des raisons à l'inévitable. Des proches de sang et de coeur parfois quittent notre champ de vision pour de bon du jour au lendemain, j'en ai tellement vu partir déjà.

Je discutais encore avec toi ce Samedi soir de mars, à la terrasse du Bivi. Comme d'habitude je refaisais surface dans Cannes après quelques temps passés sur la route, et comme d'habitude le plaisir de se revoir, de blaguer, de discuter de choses simples, de toi ou de moi, était là. Ce plaisir évident, lumineux, inébranlable depuis qu'on se connaissait. 
Affairé comme un gosse mais tellement dans ton élément, je te voyais évoluer au milieu des clients, avec toujours cette attention individuelle que tu savais donner à chacun. J'ai rarement vu quelqu'un être si sincèrement et spontanément amical avec les autres. Tu sentais venir les cons, mais une personne entière avait toujours droit au Norman entier.
Quel est ce foutu proverbe déjà ? "Ce sont toujours les meilleurs qui s'en vont"... 

Tu avais tout pour toi mon ami, jeunesse, charisme, intelligence, humour et j'en passe. Je ne vais pas non plus te conforter par trop de qualificatifs. Si beaucoup d'autres abusent de ces caractères et en deviennent malsains, toi tu prenais la vie et ce qu'elle a de bon avec justesse. Avec ce poil d'arrogance aussi, si facile à pardonner tellement tu ouvrais grand les vannes de l'amitié, la vraie. Ce mélange attisait ma tendresse, et rien ne semblait plus évident que d'être amis.
Ta fougue t'a emporté ce lundi soir de Mars 2012, au guidon de cette Ducati flambante. Je ne la blâme pas car rien ni personne n'aurait pu changer ton histoire, elle s'est écrite entre tes mains. Mais parfois l'histoire n'est pas celle qui devrait être contée, et quelque soit la raison de ton destin elle fait remonter en moi un gout amer d'injustice.
Je suis tellement peiné pour toi, pour ton frère, tes parents, tes amis. La peine est humaine tu sais, et ils en ont, comme moi, elle est si présente. Elle est l'oreiller sur lequel les vivants reposent leur tête lorsqu'ils s'abandonnent au souvenir des morts. Un abandon douceâtre et confortable, mais trop profond pour ne pas risquer d'y perdre la raison. Alors chacun d'entre eux, car ils n'ont pas le choix, doit trouver son sens à ton départ et se relever pour que tu te relève. Cela ne comblera pas le vide immense laissé par ton absence, mais donnera la force de compenser la tristesse. Ce sera leur force pour rester entier. C'est ce trésor que tu leur laisse, ils devront le trouver en eux et c'est comme cela que tu te survivra, mon jeune ami.

Pour ma part je philosophe comme à mon habitude, je me barricade derrière mon cynisme salvateur et ma distance protectrice. Bien sûr je me suis injecté de ce bon vieux vaccin contre la mort que m'avait laissé mon ami Jérôme lors de son départ, lui qui avait eu aussi la fâcheuse idée de foutre le camp sans prévenir. Mais pour être franc je crois que la formule était un peu éventée, car je me suis senti perdu comme ce jour d'avril 1997 lorsqu'il est parti. A nouveau mon sang s'est glacé en apprenant que le temps ne comptait plus pour toi, en ce matin du 27 mars dernier. Je me suis senti seul, perdu et sans armes contre ce sort qui t'enlevait la vie et me jetait par terre une fois de plus. 
Et une fois de plus je n'ai pas compris, comme je n'avais pas compris pour Jérôme, et j'ai eu peur de ne pas pouvoir accepter de perdre encore un meilleur. Je ne peux aujourd'hui que me poser à nouveaux la question du temps qui passe, du sens des choses, de ce qui était et qui n'est plus. Encore une fois, une fois de plus...

Ton rire idiot et indomptable resonnera pour toujours à mes oreilles, et la chaleur de ta profonde amitié continuera à me réchauffer le coeur. Tu es parti en équilibre, sur une ligne de vie ensoleillée, par passion, par plaisir, sans vieillir. Moi je combat aujourd'hui ma tristesse avec ce magnifique souvenir de toi. Tu étais un ami, tu es devenu une légende. Et plus rien ne changera ce pouvoir bienfaisant que tu as sur ma mémoire et sur le monde qui t'a connu. 
Tu sera Norman pour toujours mon petit frère, et tu aura 25 ans pour l'éternité. 
Reposes en paix, à un de ces jours...


mercredi 11 juillet 2012

JOUR 25 : NOGARO - AIRE SUR L'ADOUR

25km - Temps de marche : 6h



"I've been through the desert on a horse with no name,
It felt good to be out of the rain,
In the desert you can remember your name,
Because there ain't no one for to give you no pain..."
America - "Horse with no name"

"Tracks" - GoPro2
"UN CHEMIN"
Le chemin me prend. Plus les kilomètres défilent et plus je me sens partie de lui, plus je le sens partie de moi. Une étrange relation s'est établie entre nous depuis mon départ. Nous étions des étrangers l'un pour l'autre, et comme dans toute relation il faut apprendre à se connaitre. Observer et écouter, en regard de mon égoïsme naturel d'enfant unique cette partie n'est jamais gagnée d'avance. Car tout est possible au départ du chemin. On peut le prendre en touriste, en randonneur, se fermer ou s'ouvir aux us et coutumes, préférer l'hotel au gite, dormir à droite ou à gauche, marcher plus ou moins... 
On anticipe cette aventure selon ce qu'on penses y trouver et ce qu'on connait de nous-même. Le chemin ne remet rien de tout cela en cause. Il n'efface rien, n'exige rien, nous sommes le centre de son attention et nous pouvons aborder ses pentes selon notre tempérament. Plaisirs ou frustrations, on peut y trouver en effet ce qu'on cherche et rester ce qu'on était hier. 
Alors oui on peut prendre une carte et le suivre. Mais ce qu'EST le chemin ne se révèle que si on sait le lire. Et ce qu'on EST sur le chemin ne se révèle que si l'on accepte de se lire soit-même. 

"One ladder up" - GoPro2

Je suis parti en pèlerin, mais il ne suffit pas de le dire pour l'être. Je suis parti avec la certitude de faire la bonne chose, mais j'étais un novice. Les clefs du chemin ne se trouvent pas dans les certitudes mais dans la détermination. Les certitudes n'offrent aucun horizon, aucune imprévisibilité, alors que la détermination nous pousse à réaliser des choses dont l'issue est justement incertaine. Je m'en rends compte maintenant, je n'étais pas "certain" de mon choix, mais "déterminé" à le vivre. C'est pour ça que je suis là.







Mon apprentissage du chemin est passé par l'accomodation sociale aux autres, par la douleur des membres, la maladie, l'effort, le confort spartiate du sac, la liberté du minimum, le poid du maximum. La difficulté du relief, les moments de doute, de fatigue, de plaisir, tout dès le premier jour nous conditionne au lendemain et à la longue route qui nous attend. Chaque jour est une leçon, chacune nous éduque et nous prépare pour qu'on foule cette route d'un pied toujours plus sûr et déterminé le lendemain. 
  
Depuis je pose le pied là où des milliers, des millions d'autres l'ont posé avant moi. Chacun de nos pas est une victoire, une pénitence, un espoir et une conquête. Il plane ici un parfum d'histoire et de volonté palpable par l'addition de toutes ces briques d'humanité. Quand la route s'ouvre, quand je sors d'un virage pour entrer dans un autre, je ressens le parallèle entre mon déplacement cardinal et mon déplacement cérébral. Ces montées, ces descentes, chaque jours différentes, me font réaliser que ma mission se complète à chaque pas. Pour chaque mètre franchi je découvre toujours plus du chemin et de moi-même. Je ne regardes plus en arrière car les choix de routes prennent une place unique dans ce tracé qui me mène à la ville sainte, à ma ville sainte. 
Voyez-y ce que vous voulez : foi, philosophie ou analyse. Il n'y a pas de différence, tant le croyant et le cartésien peuvent enfin ne faire qu'un sur le "Camino". Le chemin de Compostelle est une carte vers la part de sacré en nous, qui se dévoile lorsque on accepte avec humilité d'en concevoir l'existence. 

"Jeezus" - GoPro2


J'en suis presque à la moitié du tracé, ma route se déroule devant moi, mon apprentissage n'est pas fini. Chaque matin l'appel est plus fort, l'envie d'avancer est palpable dans les muscles, dans la tête et dans le coeur. Alors je me lève tôt, je mange de quoi tenir au moins 20km et je lève mon sac. Je pars à nouveau mais je ne marche plus sur le chemin, je marche dans le chemin...

lundi 9 juillet 2012

JOUR 23 : Condom - Eauze

33km - Temps de marche : 8h


"How many roads must a man walk down,
Before you call him a man..."
Bob Dylan - "Blowing in the wind"

"Mosquito bridge" - Selfpic - GoPro2
"ETAT DES LIEUX"
Inventaire de mon périple à ce jour :

-3 semaines de route aujourd'hui ( départ du Puy Lundi 18 Juin)

-Distance parcourue : environ 500km

-Poids du sac : 14kg au départ du Puy. J'ai successivement renvoyé 1.2kg puis 800g chez moi (fringues/matériel), et me suis débarrassé d'un livres et du tapis de sol en route (maxi 100g de gagnés). Le poids emporté devient une donnée assez obsédante, et je cherche un peu partout à m'alléger. J'ai même arraché les pages de mon guide/cartes des étapes déjà effectuées, c'est toujours ça de gagné. Actuellement mon sac doit faire dans les 12kg.

"Avant-après" - Guide au départ + guide à la fin
-Nuitées en gite dortoirs 9 fois sur 10. J'ai eu la chance d'avoir 2 ou 3 fois une chambre seul par hasard, et j'ai loué une chambre d'hôtel pour 1 nuit à Espalion pour récupérer des tendinites et de la bronchite.

-Condition physique : Le 5eme jour, au Rouget, j'ai attrapé une angine qui a évolué en bronchite. Elle m'a tenu jusqu'à Espalion où un médecin m'a prescrit des antibiotiques. Tout est terminé.
Niveau mécanique dès le 1er jour en partant du Puy j'ai payé mon démarrage trop brusque sur le chemin par des tendinites. Les ongles des deux orteils gauche et droit n'y ont pas résisté, ils ont été tamponnés lors des descentes trop rapides dans le relief accidenté des 2 premiers jours.
Résultat : 2 tendinites sur la jambe droite (tendon d'achille et quelques chose dans la région des ligaments croisés sous le genoux) et 2 panaris. Les 2 ongles ont sauté, l'un est tombé hier, l'autre c'est en cours. Comme on dit, ça c'est fait !
En tout j'ai géré les douleurs entre les 3eme et 13eme jours comme j'ai pu, mais je penses m'en être bien tiré. J'ai ralenti et réduit les km en me concentrant pour ne pas tirer sur les tendons, et depuis 1 semaine j'ai repris un gros rythme de marche. Je les sens encore en toute fin d'étape mais rien d'anormal. 
J'ai vu un certain nombre de marcheurs rentrer chez eux pour les mêmes erreurs, alors je m'estime heureux de pouvoir continuer mon périple. Ca faisait partie du jeux, et comme je m'en suis exprimé avec d'autres pèlerins lors de discussions diverses, je vais à Santiago, coute que coute. J'irai sur les genoux s'il le faut... 

-Rythme de marche : après avoir ralenti pour passer les casses du corps je marche maintenant 30km à 35km /jour. J'espère garder ce rythme jusqu'au bout, mon corps s'étant bien habitué à ce rythme j'arrive assez frais en fin d'étape.

-Médias : Je prends moins de photos depuis quelques jours, simplement parce que le paysage, les monuments, les détails qui m'interpellent sont moins fréquents. Je suis dans le Tarn & Garonne, région Gascogne, depuis 3 jours. C'est beau mais à part des cultures de blé et de tournesol, rien de bien intéressant à voir ou photographier.
Le Canon G12 me donne toujours du fil à retordre. Un marcheur qui en possède un en est ravi, et penses que le capteur de focale du mien est peut être en vrac. En effet, l'appareil prend flou une fois sur deux. De jours, de nuit, photo, film, AF, MF, quel que soit le règlage c'est imprévisible. Pour le moment c'est ma déception niveau "souvenirs", heureusement  que ceux que j'ai dans la tête valent déjà de l'or. Enfin je shoote et filme quand même, on verra ce qui ressort...

-Budget : Je n'ai pas encore calculé, mais le cout moyen de la nuit en gite communal est de 12€, pour diner c'est resto ou popote soi-même. En gite privé on est sur 25€ à 30€ diner compris. Avec le picnic du midi, je compte donc entre 30€ et 35€ /jour.

-Ressenti du voyage : Fort, très fort. Pas besoin d'en dire plus pour l'instant...

"G12 by GoPro2"

dimanche 8 juillet 2012

JOUR 22 : Lectour - Condom

23km (raccourci) - T. de marche : 5h30
"If travel is searching, and own what's been found...
I'm going hunting, I'm a hunter..."
Björk - "Hunter"

"ANTROPOMORPHISME"
Au delà de toute possible humilité, la conscience de "soi" qui caractérise l'humain nous rend égocentrique. Qu'on le veuille ou non, nous rapportons tout à nous en posant des miroirs sur ce qui nous entoure, et nous nous établissons nous même en référence dans notre espace proche. Un des pouvoirs de l'égocentrisme est que nous sommes ainsi capables de donner une conscience humaine à tout et n'importe quoi. C'est par exemple le cas avec toutes sortes d'animaux. Depuis l'enfance lorsque l'imaginaire se développe et ensuite adulte, nous leur accordons des sentiments et sensations par effet miroir. Ainsi l'antropomorphisme nous fait prêter des comportements bien humains aux animaux lors de certaines situations. 
Pour preuve on a toujours l'étrange sensation en les regardant que bêtes à poils et cornes calculent à notre échelle ce qu'ils doivent faire ou penser, selon une table des valeurs expressives qui nous est propre. Cette "conscience prêtée" pousse même notre regard à trouver une ressemblance physique entre "nous et "eux". C'est le cas du chien et de son maitre. En y pensant, on trouvera presque toujours une ressemblance délirante, un je ne sais quoi, entre Mr Dupont et son médor. J'espère d'ailleurs faire exception à cette règle en pensant à mon propre animal à quatre pattes... mais le propos n'est pas là. 
On peut reconnaitre à l'animal qu'il exprime en effet quelque chose. Peut être pas ce que l'on croit ni ce qu'on pense, mais au moins il déclenche cet antropomorphisme sans même s'en rendre-compte (quoi que...). 

Mais alors quid des objets ? D'un certain point de vue on peut en penser la même chose, car eux aussi peuvent prendre "vie" à nos yeux...

"Crawling wood" - Photo Olivier - Canon G12
Je n'oserai pas me lancer dans une psychologie hasardeuse mais dans mes réflexions diverses un détail m'a sauté aux yeux durant mon étape du jour. Alors que je marchais sur une route  montante depuis presque 2km, en soufflant comme un boeuf, je me suis rendu compte que je pestai... contre cette route. J'adressai un mécontentement à l'attention d'une chose qui ne peut pas m'entendre puisqu'elle n'existe pas ! Du moins en terme de conscience. C'est comme insulter le marteau quand on rate le clou. A-t-il lui-même infléchi sa course pour écraser ce fier appendice préhensible qu'on appelle le pouce ? Non (quoi que...!). Or qui n'a jamais transformé un objet en bouc-émissaire de ses propres maladresses ? Car il faut bien reconnaitre qu'on le déteste le marteau à ce moment précis, on lui prête une conscience mal intentionnée, voire un geste prémédité...

A l'opposé du mécontentement, il est tout à fait possible de faire d'un objet un allié, presqu'un ami. 
C'est justement le cas de mon baton de pèlerin. Ce rigide bout de je ne sais quel bois, léger, prêt à supporter ma carcasse douloureuse par tous les temps. Lui qui  m'a trainé sur des kilomètres lorsque mes jambes refusaient le combat les premiers temps. Lui qui allège mon effort en montée, sauve mes muscles de la crampe en descente. Devenu indispensable à ma progression, je l'ai integré à mon périple au delà d'une simple béquille. Il a une telle importance que j'en serai presque rendu à lui donner un nom...

Mais attention, lui donner un nom, c'est lui donner la vie par procuration. Je me rappelle ce film avec Tom Hanks "Seul au monde", où le personnage échoué sur une ile déserte pour des années se crée un ami d'un ballon de foot. Le personnage dérape vers sa psychose de naufragé en l'appelant Wilson. Alors folie passagère ou justement mécanisme de survie mentale ? 
De manière générale pouvons nous nous sentir à un moment précis, dans une situation donnée, tellement seuls que nous accordons des sentiments à des choses qui n'en sont pas dotées ? En fait lorsqu'il interagit avec nous l'objet devient temporairement "vivant", car nous en faisons l'extension de nous-même. Peut-être est-ce un moyen de reprendre le contrôle sur des évènements de notre vie ou une situation qui nous échappe. L'objet prend ainsi "vie" par effet miroir. C'est échanger du rationnel contre un peu d'espoir. 

Objets inanimés avez-vous donc une âme ? La question est classique mais dans ce raisonnement c'est le OUI de la réponse qui donne le vertige : si nous personnifions l'objet, nous lui créons une "conscience" et par extension une "âme". Elle ne lui est pas propre, mais elle existe bien à nos yeux. A ce titre nous sommes alors des créateurs d'âmes en puissance. 
Est-ce que cela ne ferait pas de nous potentiellement des... dieux ? 

Hum je crois que le duo soleil/lectures de Nietzsche a dû me cogner un peu fort sur le crâne aujourd'hui. Allez, je remet tout cela à plus tard car j'arrive à mon étape du jour. D'ailleurs voilà que la route amorce enfin une pente douce jusqu'à la ville. 
Au fait, devrais-je lui dire merci ?

Condom - Photo Olivier - GoPro2