mercredi 17 octobre 2012

JOUR 55 (SUITE) / JOUR 56 : SANTIAGO – NEGREIRA - OLVEIROA

Je publie, presque 2 mois après mon arrivée, les derniers jours du voyage aux dates actuelles sur le blog, mais avec les dates réelles au début des textes pour respecter la chronologie des évènements. 
Encore merci de m'avoir lu, je suis immensément touché par les messages reçus et honoré d'avoir apporté un peu d'oxygène à ceux qui en avaient besoin...

"DECELERATION" 
Samedi 11 & Dimanche 12 Aout
22km + 33km - Temps de marche : 4h + 8h

"Every nerve that hurts,You heal, 
Deep inside of me, oo-oohh, You don't have to speak, I feel...” 
Björk – "Joga"


"Down there, close to Him..." - GoPro2 - Photo Olivier

Une sensation nouvelle, paradoxale et familière me tape à l’épaule. La sensation du réveil. Comme si je sortais d’une dimension parallèle, j’arpente les rues de la ville d’un œil différent, comme si je retrouvais un peu le monde d’avant, celui que j’ai laissé au Puy. Réveil, et pourtant je sens quelque chose de différent, un changement subtil s'est inscrit en moi. En sortant du tumulte de la cathédrale je m’imprègne des ruelles anciennes de Santiago pour tenter de réaliser cet instant, pour qu’il ne passe pas trop vite. L’instant de l’arrivée. Il est 13h et je peux sortir de la peau du pèlerin, car l’objet de ma marche est atteint. Au bout de ma quête, je peux enfin m’accorder le repos de l’esprit pour gouter le trésor de l’accomplissement. Pourtant je ne m’arrête pas ici, et sortir de cet état de grâce ne se commande pas. Sortir de cet état de grâce, je ne le veux pas…

Quoi qu’il advienne, quoi que j’ai accompli jusqu’ici, je dois pousser au bout de la géographie pérégrine, jusqu’au bout du monde, pour aller au bout du rêve. Cet après-midi, je reprends le chemin vers la fin de la terre, le Cap Finisterre. De quoi seront faits ces derniers 90km jusqu’à l’Atlantique ? Comment me sentirai-je en m’éloignant de ces deux derniers mois comme je m’éloigne de Santiago ? Que vais-je perdre ou trouver sur cette voie de sortie du pèlerinage que j’emprunte aujourd’hui ?
Au-delà de ma volonté de continuer, ces questions représentent une motivation en elles-mêmes. Alors je les prononce en silence pour sentir ces 3 derniers jours marche me prendre, en espérant qu’ils ne me rendent jamais à ce monde commun dont j’ai disparu depuis 2 mois…


"Cross path" - GoPro2 - Photo Olivier

Je retrouve au hasard des ruelles mes trois compagnons de route, tout aussi hébétés, transis et soulagés que moi. Si chacun porte ses propres sensations, nous savons qu’il nous faut continuer encore jusqu’à ce que la mer arrête nos pas. Alors nous reprenons la route, si familière et pourtant si différente à partir de cet instant. Un virage, une descente, la sortie de ville, et voilà Santiago derrière nous. 

Le changement est partout et étrange sur cette dernière portion du voyage, car une fois Santiago atteint la masse des pèlerins s’y arrêtent. Bout du voyage. Seuls les plus déterminés, ceux qui ont besoin de fouler du pied la fin du monde, arpentent les chemins devenus déserts de la côte Galicienne. Une fois dans les bois, les files jusqu'alors ininterrompues de pèlerins disparaissent et les marcheurs restants se transforment en ombres isolées et furtives, aperçues du coin de l'oeil entre deux arbres, entre deux virages, presque invisibles lorsque le regard s'échappe au loin.
Et le relief change encore alors que nous approchons du rivage atlantique. Dès la sortie de Santiago la chaleur se fait moite et la végétation d’arbre gigantesque rend l’air lourd, étouffant, brumeux et empli d’odeurs vertes aux tendances tropicales…



"Lost woods" - Canon G12 - Photo Olivier


En deux jours nous avons abattus plus de 50km pour rejoindre hier la petite ville de Negreira, puis aujourd’hui le hameau d’Olveiroa, d’où j’écris ces mots. Mes mains ne sont plus les mêmes elles non plus, et mes pensées ne se posent plus de la même manière sur le clavier. Je suis encore en voyage, mais j’ai l’étrange et triste sensation de fin imminente, de celles qui transforment nos meilleurs instants en souvenirs.
Durant ces deux derniers jours mes compagnons et moi sommes entrés dans un cocon d’isolement, duveteux et surréaliste, où la sensation de perdition revient en force après la frénésie de Santiago. Je ne repousse plus leur présence, mon pèlerinage est accompli et je sens le plaisir de leur compagnie devenir normal et légitime. Je marche à leurs côtés comme si nous passions un simple week-end sportif ensemble, ces compagnons de bonne fortune, rencontrés au bord d’un chemin, avec lesquels je partage maintenant une expérience unique. 
Aujourd’hui, à la veille de la fin du voyage, je ressens un parfait équilibre entre mes désirs d’ermitages et les rencontres faites au fil des kilomètres, et mon voyage prend un sens solide sur un plan humain. Contribuant à l’équilibre, cet « extra » de 3 jours vers Fisterra prend lui aussi son sens, celui d’une intense décélération pour le corps et l’esprit suite aux efforts du pèlerinage. 
Doucement, dans les pentes hypnotiques de l’extrême ouest de l’Espagne, je reviens à moi. Je reviens à ce que j’étais au départ de cette délirante aventure.
Demain, arrivé devant l’océan, je pourrais même redevenir ce que j’étais avant. Mais je sais déjà que je ne le serai plus jamais tout à fait...

  
"La fin d'un jour, à un jour de la fin..."

mercredi 10 octobre 2012

LE POID DU RETOUR



« Sometimes I feel like I want to live,
Far from the Metropolis, just walk through that door…”
Dead Can Dance  -  “Opium”

Il est 1h du matin, à Lyon, et je suis rentré de mon pèlerinage depuis 1 mois et demi. C’est la première fois depuis ce retour que j’arrive à prendre les commandes de mon clavier pour aligner à nouveau mes souvenirs et sentiments, avec une pesante sensation de vide à l’estomac. Mon monde a-t-il changé ? Ou bien est-ce moi qui ne suis plus à son rythme ?

Etrangement les coincidences sont encore là. La dernière étape de mon journal fût celle de mon arrivée à Santiago, le but de mon périple, de tous mes abandons, de tous mes espoirs. Et étrangement je n’ai plus été capable d’écrire ce qui est arrivé ensuite. Pas une ligne depuis que le monde commun m’a vu revenir à lui. Coincidence ? Peut être les derniers jours de marche vers Fisterra, différents en l’esprit qu’ils furent pour sortir du pèlerinage, comme un caisson hyperbare de l’aventure, ne pouvaient être écrits dans la même foulée que les milliers de pas que j’ai fait jusque là. Peut être qu’il fallait que ces 3 derniers jours, et ces semaines qui ont suivi mon retour, soient écrits plus tard, maintenant. Peut être que ce vide que je ressens n’est pas une fatalité incompréhensible qui me tord le ventre, mais que cette incapacité à finir mon journal jusque là fait partie d’un tout dans mon expérience.
Peut être que je ne vois pas encore ce que ce chemin a fait de moi, ce qu’il m’a pris. Ni ce qu’il m’a rendu…

Je me rappelle cette phrase entendue sur le chemin de Compostelle : « L’ultime épreuve, c’est le retour ». Je ne peux que reconnaitre humblement le poids de cette vérité. Le retour est une épreuve presque insurmontable, et chaque jour est un effort pour accepter ce qui semblait normal ou acquis avant le départ. 
Les yeux grand ouverts par 2 mois rivés sur le soleil, je me suis senti plus entier un sac sur le dos vers l’inconnu, l’esprit libre, plutôt que faussement maitre d’un monde moderne qui va toujours bien plus vite que moi.

Pour la première fois je rédige en direct, au présent, en italique. Maintenant l’histoire de mes 3 derniers jours sur le chemin peut être enfin écrite. Je sens à nouveau, après ces 6 semaines de « décompression », je dirais presque de dépression, le besoin et l’envie d’écrire. Je le dois à ceux qui m’ont suivi, je me le dois et je le veux. Car plus jamais je ne pourrai douter qu’il existe encore des territoires à explorer, dehors comme dedans, ni qu’il y a en chacun de nous un imaginaire à stimuler. C’est l’enjeu de la survie.
Alors encore quelques jours, pour trouver le temps idéal à l’écrit, et je me délivrerai de ce retour en posant des mots sur la suite de l’aventure…

"Nautical Star" Burgos, Espagne